Alors que des pourparlers sont en cours à Genève, les Soudanais subissent une guerre à l’ampleur vertigineuse: ils représentent un quart des Africains déplacés par les conflits et, chaque jour, 100 personnes meurent de faim.
Un râle déchirant résonne dans la salle surchargée des urgences de l’hôpital Al Nao d’Omdourman, au nord-ouest de Khartoum. Le ventre percé par un éclat d’obus, une femme est opérée au milieu d’une dizaine d’autres blessés. «Ce sont les victimes des derniers bombardements», dit laconiquement le directeur Jamal Eltayeb. Il en a trop vu. La veille, plusieurs roquettes sont tombées à une cinquantaine de mètres des grilles de l’hôpital. «C’est la quatrième fois depuis le début de la guerre. Notre établissement a été directement touché deux fois, ensuite les projectiles sont tombés juste à côté. On est clairement la cible de ces tirs», déplore ce chirurgien orthopédique.
Le conflit entre l’armée soudanaise dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan et les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo, dit «Hemedti», a poussé le pays au bord du gouffre. Depuis le 15 avril 2023, 11 des 48 millions d’habitants ont été forcés de fuir, soit un quart du total des déplacés du continent africain. Le Soudan constitue la plus grande crise de déplacés du XXIe siècle. La poursuite des combats en zones urbaines et le spectre de la famine rendent la situation «cataclysmique», affirment les Nations unies.
Khartoum, métropole de 9 millions d’habitants, n’est plus qu’un squelette d’ossatures calcinées, éventrées ou criblées d’impacts de balles. Dans les rues d’Omdourman, ville sœur de la capitale sur la rive opposée du Nil, pas un bâtiment n’a été épargné. Son marché, autrefois une fourmilière réunissant commerçants et artisans de tout le pays, a été pillé puis réduit en cendres. Dans les quartiers centraux, épicentre des combats, rares sont les habitants à être restés.
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«Pour eux, je n’étais plus un humain»
Assise sur un lit, Amal Ibrahim, drapée dans un voile ample aux motifs zébrés, caresse la jambe de son fils. Avec ses quatre enfants, elle a fui Ombada, la bordure ouest de la capitale soudanaise où les combats font rage. «Il y avait beaucoup de bombardements, la maison des voisins a été détruite. Je craignais pour nos vies alors nous sommes partis.» La famille trouve refuge à l’école primaire «Paradise» au nord-est de la capitale soudanaise où sont hébergés plusieurs déplacés. «Je pensais que nous serions en sécurité ici», soupire Amal. Il y a cinq jours, une roquette a frappé la cour de cette école, tuant sur le coup Abubakr, son fils aîné, et blessant le cadet. «Il est encore sous le choc d’avoir perdu son frère. À chaque bruit de bombe, il fait une crise de panique. On n’a nulle part où aller, mais on ne peut plus rester ici», dit la mère d’une voix étranglée.
À Beit al-Mal, Adam Ali a vu les familles quitter le quartier une par une. «Les premières semaines, la vie continuait. Mais avec le temps, les FSR sont devenues suspicieuses et s’en sont prises aux civils. Chaque sortie était dangereuse alors les gens ont fini par partir.» Pour éviter le pillage et l’occupation de sa maison, il décide de rester. «Un jour, les miliciens m’ont accusé de faire partie de l’armée et d’avoir hébergé des militaires. Ce n’était bien sûr pas vrai, mais ils m’ont emmené à la Télévision nationale.» Un nom synonyme de torture pour les centaines de civils passés par ce centre de commandement des FSR – Forces de soutien rapide – sur cette rive du Nil. «Nous étions plus de 60 prisonniers dans une petite pièce, nous ne pouvions pas nous allonger pour dormir. On ne passait pas une heure sans être battus, frappés, insultés. Pour eux, je n’étais plus un humain», poursuit Adam en relevant un pan de sa djellaba pour montrer les marques des coups de fouet sur son dos. Les États-Unis accusent l’armée et les FSR de crimes de guerre contre la population civile, relevant des cas répétés de détention arbitraire, de torture et des bombardements indiscriminés.
Fatiha Abdelmajid a, quant à elle, passé les dix premiers mois de la guerre dans le quartier voisin d’al-Mouhandissin. «J’ai vu mes voisins mourir de faim. Les gens essayaient d’aller chercher de la nourriture, mais sur le chemin du retour, ils se faisaient voler par des miliciens FSR. Les derniers mois, on mangeait ce qu’on trouvait. Et parfois, on ne trouvait que des rats.»
«Les derniers mois, on mangeait ce qu’on trouvait. Et parfois, on ne trouvait que des rats»
Fatiha Abdelmajid, habitante d’Omdourman
Dans l’hôpital Al Nao de Khartoum, le docteur Jamal Eltayeb explique, en traversant les couloirs au pas de course, que «les gens ne meurent pas qu’à cause de blessures provoquées par les bombes et les balles, mais aussi de maladies chroniques, de malnutrition et faute d’accès aux soins». Plus de la moitié des hôpitaux sont toujours fermés dans l’État de Khartoum, selon le comité des médecins d’urgence. Dans une pièce de l’hôpital Al Nao, Sitt al-Jil, 86 ans, est allongée à demi-consciente et doit subir une amputation d’urgence. «Les médecins disent qu’il aurait fallu venir plus tôt pour sauver sa jambe, mais les FSR nous ont empêchés de venir ici. On a dû prendre des risques pour s’échapper», raconte son fils.
Le cri d’alarme d’un paysan
Pédiatre pour la clinique Al-Buluk de Khartoum qu’il a pris l’initiative de créer, Abdallah Mousaddal s’inquiète de l’augmentation des cas de malnutrition. Une dizaine d’enfants souffrant de malnutrition aiguë sont admis tous les jours dans son service. Allongés sur les lits, des nourrissons rachitiques attestent de la crise alimentaire qui frappe le Soudan. «Ce ne sont que les cas dont nous avons connaissance. Beaucoup d’enfants n’ont pas accès aux soins», poursuit le jeune docteur.
Le visage tiré par la fatigue, Anadi Mahmoud, mère d’un petit enfant de 15 mois, vient tout juste d’arriver d’El-Fasher. La capitale régionale du Nord-Darfour est assiégée depuis le printemps par les milices d’Hemedti, empêchant l’acheminement de l’aide humanitaire. Pour sauver son enfant, elle a effectué un périple de six jours dans des conditions périlleuses. «Je n’avais pas le choix. Plus un hôpital n’est ouvert en ville à cause des bombardements», confie la mère. «Il y a des pénuries et la nourriture disponible est hors de prix. C’est à peine si je pouvais préparer un repas par jour.»
Anadi a eu de la chance: son enfant vivra. Contrairement à la centaine de personnes qui meurent chaque jour de la faim au Soudan. Au total, près de la moitié de la population a besoin d’une aide alimentaire urgente. Dans le couloir de l’hôpital, Abdelmoneim Saleh, un agriculteur de la Gezira venu rejoindre sa soeur, lance avant d’entrer dans sa chambre: «Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais la fuite de la population et l’arrêt des activités agricoles auront un impact sur les récoltes. Si rien n’est fait, on court au désastre».
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