Série (1/3) · Longtemps, le Cameroun a fait office de pays-pilote d’une industrie du bois censée être « durable ». Mais cette politique promue par la France et les bailleurs de fonds au début des années 1990 a montré ses limites. Surexploitation, corruption : le secteur privé a profité des faiblesses de l’État pour ravager les forêts.
Chemise blanche aux manches légèrement retroussées, mains posées sur le tronc sombre d’un arbre gigantesque, regard concentré, tourné vers la cime : Emmanuel Macron se met en scène ce 2 mars 2023 à Libreville. Quelques heures plus tard, le président français parlera de « l’urgence d’agir pour protéger nos forêts, de mettre un terme à la déforestation », devant les participants du One Forest Summit, une conférence sur la protection des forêts tropicales organisée par le Gabon et la France.
Problème : tout en parlant de protection, l’État français encourage depuis trente ans l’exploitation industrielle des forêts d’Afrique centrale. Certes, il s’agit de couper des arbres en exerçant le moins de pression possible sur la forêt, d’après les discours officiels. À Libreville, Emmanuel Macron a ainsi souligné la nécessité « d’exploiter de manière soutenable et durable » les forêts, et a promis des financements pour aller dans ce sens. Mais le modèle de « gestion durable » défendu par Paris dans le bassin du Congo, deuxième plus grand massif forestier au monde, ne donne pas les effets promis. Au Cameroun, laboratoire de cette politique, il semble avoir tourné au fiasco.
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Pays-pilote de « l’aménagement forestier »
Pour comprendre pourquoi, il faut revenir en arrière, au début des années 1990. Le principe de « gestion durable » des forêts tropicales émerge à cette période, dans le sillage du sommet de la Terre, à Rio, en 1992, et après des opérations de boycott des bois tropicaux lancées par les ONG. Il repose sur l’idée qu’on peut, en conciliant enjeux économiques, environnementaux et sociaux, freiner la déforestation sans pour autant devoir mettre un terme à l’exploitation forestière industrielle. Il suffit pour cela d’organiser l’activité autrement, en abattant moins d’arbres, en améliorant les recettes des États forestiers et en tenant compte des populations locales. En somme, cette gestion durable doit garantir des récoltes à long terme tout en protégeant la santé des forêts et les humains.
Les années suivantes, la France joue un rôle politique majeur pour promouvoir dans le bassin du Congo – où des entreprises françaises opèrent depuis la période coloniale – un outil de gestion particulier : le plan d’aménagement forestier. Conçu initialement pour les forêts françaises avec un objectif purement économique, il consiste à planifier sur plusieurs années l’exploitation forestière afin qu’elle puisse durablement produire du bois.
Le Cameroun, recouvert à 40 % de forêts tropicales qui fournissent aujourd’hui des produits de base traditionnels à environ 8 millions de personnes selon la Banque mondiale, devient au milieu des années 1990 le pays-pilote de ce modèle. Il n’a pas vraiment le choix : sous ajustement structurel, il y est contraint par ses bailleurs de fonds occidentaux, dont la France et la Banque mondiale. En 1994, le Cameroun est le premier État d’Afrique centrale à faire entrer dans sa législation le modèle d’aménagement forestier conçu par Paris.
Le dispositif mis en place prévoit que l’État confie aux entreprises forestières, sous le régime de concession et en général pour trente ans, de vastes superficies de forêts appelées « unités forestières d’aménagement » (UFA). Chaque UFA couvre jusqu’à 200 000 hectares et est divisée en blocs qui sont exploités les uns après les autres, au fil des ans, sur la base d’un inventaire des essences. L’objectif final : alimenter le marché mondial du bois. Quasiment tout ce qui sera extrait des UFA, bien souvent par des multinationales, quittera le pays.
L’Allemagne et la France en première ligne
Des normes pour établir le plan d’aménagement dont chaque UFA doit être doté sont fixées à partir d’un « projet d’aménagement pilote intégré », mené à Dimako (dans l’Est) par des chercheurs du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), une institution publique française. Les forestiers doivent notamment laisser les blocs au repos pendant trente ans avant de les exploiter à nouveau ; respecter des quotas, c’est-à-dire abattre seulement un ou deux arbres par hectare, ainsi que des diamètres de coupe minimums ; faire du reboisement, etc. Ils ont aussi l’obligation de remplir un cahier des charges en matière sociale.
Grâce à cette exploitation industrielle dite « sélective », les entreprises devraient avoir une quantité suffisante d’arbres à couper lors d’un deuxième passage, au bout de trente ans : au moins 50 % de ce qu’il y avait lorsqu’elles ont pris possession de leur(s) UFA et établi leur(s) plan(s) d’aménagement. Les communautés locales sont quant à elle censées avoir récolté une partie des fruits de cette activité, par le biais d’une redistribution des revenus et de la construction d’infrastructures sociales.
L’Allemagne et la France, par l’intermédiaire de l’Agence française de développement (AFD), sont les deux pays qui ont appuyé le plus activement, sur les plans financier et technique, la diffusion et le développement de ce modèle d’aménagement en Afrique centrale. La majorité des financements que Paris a accordés depuis le début des années 1990 au secteur forestier du bassin du Congo (Cameroun, Gabon, République centrafricaine, République du Congo, République démocratique du Congo) a été utilisée dans ce but1.
L’exploitation forestière sous aménagement est devenue au fil des décennies une spécificité de la région. Aujourd’hui, plus d’un quart des forêts du bassin est concerné, soit 44 millions d’hectares. Environ 44 % du territoire forestier du Gabon et un tiers de celui du Cameroun sont devenus des UFA.
« On est arrivé au bout de ce modèle »
Trente ans après l’adoption de la loi de 1994, le bilan est pour le moins amer au Cameroun. Les experts étrangers et camerounais interrogés par Afrique XXI sont tous critiques. Pour les uns, le modèle d’aménagement mis en œuvre est en partie un échec ; pour les autres c’est un échec complet.
« On est arrivé au bout de ce modèle : dans la moitié des concessions, il n’est plus du tout adéquat. Il y a de l’empiètement2, de la dégradation forestière... Il fonctionne encore dans certains endroits mais il s’appuie souvent sur une gouvernance défaillante, génère peu de développement, et peu de durabilité socio-économique », estime Guillaume Lescuyer, chercheur au Cirad, qui ne se veut pas pour autant « catastrophiste ».
Plus sévères, des ingénieurs forestiers camerounais ayant une longue expérience dans le secteur, mais ne pouvant s’exprimer que sous anonymat, considèrent que le dispositif a toujours été défaillant et rapportent que les UFA sont désormais « vides », avant même la fin du premier cycle de coupe. Leur réservoir en essences précieuses a été siphonné, elles n’ont plus la même valeur commerciale et sont durablement abîmées après l’abattage de milliers d’arbres multicentenaires, disent-ils.
Sur le plan social, ce n’est pas mieux. « Quelle plus-value la loi de 1994 a-t-elle apporté aux populations locales ? Aucune, la pauvreté s’est au contraire accélérée », dénonce l’un de ces experts. L’AFD, qui a financé nombre de plans d’aménagement forestier, admettait elle-même en 2020 avoir « bien conscience des possibilités d’amélioration du modèle d’appui à l’aménagement forestier durable, en particulier sur les dimensions sociales et environnementales ». Contactée par Afrique XXI, l’agence n’a pas répondu à nos questions.
Rougier, la preuve du fiasco
Le groupe français Rougier illustre malgré lui la faillite du modèle. En 2018, après avoir régné en maître pendant près de cinquante ans au Cameroun, il a dû vendre ses trois filiales camerounaises et quitter le pays. Pour justifier son départ, il a invoqué des arriérés de taxes que des États africains lui devaient, la baisse du prix du bois, ou encore un engorgement du port de Douala. En réalité, il a rencontré, à partir de 2015, des difficultés d’approvisionnement en bois, consignées dans ses bilans financiers.
Ses UFA avaient des plans d’aménagement courant jusqu’en 2031 et 2034, et certaines avaient même reçu un certificat de « bonne gestion forestière »du label privé Forest Stewardship Council (FSC). Pourtant, le groupe s’est trouvé confronté à une pénurie de certains arbres pour alimenter ses scieries. Ses exportations d’ayous et de sapelli, ses essences de prédilection, ont baissé au fil du temps, rendant son modèle économique plus suffisamment rentable et encore moins durable.
Le retrait de Rougier, qui s’est replié au Gabon et au Congo-Brazzaville, n’a pas surpris ceux qui suivent de près le secteur. « Les volumes restant au deuxième passage d’exploitation […] ne suffisent généralement plus pour soutenir une activité industrielle et répondre à la demande des marchés », a commenté Alain Karsenty, économiste et chercheur au Cirad3. Le groupe lui-même (qui n’a pas répondu à nos sollicitations) savait vraisemblablement ce qui allait arriver. Avec le bureau d’études français Forêt Ressources Management (FRM), qui a conçu tous ses plans d’aménagement, il avait fondé quelques années plus tôt au Gabon une société, Lignafrica, visant à créer des plantations forestières, avec un argument choc : « Dans le bassin du Congo, le business modèle des forêts naturelles est à bout de souffle ».
Pourquoi le modèle d’aménagement porté par la Banque mondiale et la France n’a-t-il pas fonctionné ? En partie pour des raisons politiques, répondent les professionnels et chercheurs que nous avons interrogés.
Une « vision rentière » de la forêt
Tout était vicié dès le début car la loi de 1994 n’avait qu’un objectif : « Faire en sorte que la forêt rapporte des recettes fiscales à l’État afin que celui-ci puisse rembourser sa dette aux bailleurs de fonds. On a ainsi gardé une vision rentière de la ressource. Tout ça a tué la durabilité », analyse un ingénieur forestier. Le système a abouti à une quasi-privatisation des forêts et au développement de l’exploitation industrielle à grande échelle, poussant même les entreprises à se suréquiper en unités de transformation, ce qui a conduit à une surexploitation des UFA et à la multiplication des pratiques illégales.
À cela s’est ajouté un élément fondamental que les bailleurs de fonds n’ont pas pris en compte lorsqu’ils ont parachuté leur modèle : la gouvernance. Depuis les plans d’ajustement structurel subis par le Cameroun, l’administration forestière manque de moyens humains et matériels pour exercer ses fonctions de contrôle et faire respecter les règles face à un lobby aussi puissant que celui des entreprises forestières. Le ministère des Forêts et de la Faune est une « institution très poreuse, très vulnérable aux pressions », confie l’un de ses anciens hauts cadres. Il résiste mal à la corruption, comme l’a exposé en détail un forestier « repenti », en 2008. Un ex-ministre des Forêts et de la Faune, Philip Ngwese Ngole (2011-2018), a décrit dans un livre (Dans l’arène de la fonction publique, Eclosion, 2022) la manière dont le groupement des forestiers était capable d’orienter les nominations des chefs de poste de contrôle forestier, et les intimidations dont il a été lui-même la cible lorsqu’il était en fonction.
Ainsi, alors que l’État devait lui-même, selon la loi, élaborer les plans d’aménagement, il a délégué cette prérogative aux sociétés d’exploitation forestière, lesquelles ont sous-traité cette mission à des bureaux d’études privés – souvent français – et plutôt spécialisés dans les techniques forestières. « On a confié l’outil “plan d’aménagement” à des opérateurs tournés vers la rentabilité et non vers une gestion durable », déplore un expert. Les plans qui ont été établis privilégient par conséquent la dimension financière au détriment des aspects écologiques et sociaux.
Autre aberration, l’ayous, qui constitue 60 % des exportations du pays, a continué jusqu’à début 2024, et à la demande des exploitants, à être exporté en grumes (troncs d’arbre ayant encore leur écorce) et non en débités (bois transformé), alors que ça n’aurait plus dû être possible depuis 1999.
« Open bar » pour les forestiers
Les textes d’application de la loi de 1994 ont par ailleurs donné la possibilité aux sociétés forestières de ne pas « aménager » des espèces qu’elles ciblent prioritairement (et qui sont celles qui ont une forte valeur commerciale), les autorisant donc à les exploiter sans restriction. C’est ainsi que le plan d’aménagement d’une UFA du groupe Rougier ne prenait pas en compte le sapelli – classé depuis 1998 parmi les espèces jugées en danger ou vulnérables par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
Résultat, des chercheurs constataient dès 2008 une surexploitation d’espèces non « aménagées » dans des UFA4. Cette surexploitation était telle pour certaines « espèces-clés » qu’on ne trouvera, lors du deuxième cycle de coupe, que l’équivalent de seulement 5 % des arbres récoltés au cours du premier passage. Elle augure des pertes économiques pour l’État, car peu de sociétés seront à l’avenir intéressées par ces concessions ainsi vidées de leurs essences les plus précieuses, prévenaient à l’époque ces scientifiques.
Conscientes que l’État n’a pas les moyens de les contrôler, les compagnies forestières, dans une logique de court-terme, ont en plus pris l’habitude de dépasser les diamètres de coupe et les quotas, d’exploiter au-delà du périmètre autorisé, etc. En 2004, l’Observateur indépendant des activités forestières, une structure reconnue par l’État, notait par exemple que la filiale Cambois du groupe Rougier avait coupé dans ses UFA 293 ayous de plus que ce qui était autorisé. Elle était loin d’être la seule à tricher.
La majeure partie (68 %) de la production annuelle de bois, et la totalité de celle provenant de certaines espèces menacées ou vulnérables, est réalisée « comme si aucune règle de gestion n’avait été mise en place », a découvert en 2008 un groupe de chercheurs, après avoir étudié le fonctionnement de 38 UFA. Les entreprises forestières tendent par ailleurs à ne pas respecter leurs obligations sociales, et la petite part des revenus qui doit revenir aux populations locales est souvent mal gérée et détournée par les responsables des communes.
« Des morceaux de papier rédigés dans des bureaux »
Le modèle d’aménagement souffre aussi d’importantes faiblesses d’ordre technique, avancent des professionnels camerounais. Les plans d’aménagement ne s’appuient pas sur des données cohérentes, estiment-ils. « On applique dans tous les plans d’aménagement les mêmes formules établies initialement par les chercheurs du Cirad, explique un expert. Or les zones d’exploitation et les essences sont différentes, les conditions de croissance aussi. Le taux d’accroissement moyen annuel n’est même pas uniforme pour chaque essence et varie d’un site à un autre. En outre, les diamètres de coupe qui ont été définis n’intègrent pas des données botaniques essentielles comme la fructification. »
Un ingénieur résume : « Les plans d’aménagement ne sont que des morceaux de papier rédigés dans des bureaux, confiés à des bureaux d’études privés à la qualité et aux capacités douteuses, qui font du copier-coller. Au lieu d’être un outil de gestion, ils sont devenus une formalité administrative permettant d’accéder rapidement à la ressource. »
Dans tous les cas, aucun plan d’aménagement ne peut à l’heure actuelle « garantir la durabilité des essences », assurent plusieurs spécialistes camerounais. Car des données manquent encore sur l’évolution générale des forêts, les taux de croissance de certaines espèces. C’est d’ailleurs ce que précisent les concepteurs de certains plans d’aménagement : « Rappelons que beaucoup d’incertitudes planent encore sur les dynamiques forestières des forêts camerounaises », écrivait en 2006 le bureau d’études FRM dans le plan d’aménagement de l’UFA n° 11 005.
Un marché qui a changé
Le temps a fini par faire tomber certaines croyances. « Quand la sylviculture tropicale moderne est née [au lendemain de la Seconde Guerre mondiale], on pensait que les forêts tropicales étaient beaucoup plus productives, que des cycles de coupe sur 30 ou 40 ans étaient suffisants pour une reconstitution durable sur le long terme du stock de bois prélevé. Les données scientifiques dont on dispose aujourd’hui montrent que ce n’est pas le cas », explique Plinio Sist, écologue des forêts tropicales spécialisé sur l’Amazonie et chercheur du Cirad.
Les paramètres à prendre en compte pour savoir comment évolue la forêt sont nombreux. « Beaucoup d’espèces, comme le tali ou le bubinga, ont des processus de régénération complexes et encore mal connus pour certaines d’entre elles », précise le botaniste Ecclésiaste Marien Ambombo Onguene, qui a étudié les dynamiques de régénération dans une UFA du sud du Cameroun5. « Cela rend notamment les opérations de reboisement délicates. » De plus, le changement climatique, qui fragilise les forêts, rend les prévisions encore plus difficiles à élaborer.
D’autres secteurs, comme celui des mines et de l’agro-industrie, se développent au détriment de la forêt et « cela joue aussi contre la pérennité du modèle d’aménagement », observe de son côté Guillaume Lescuyer.
Les concepteurs du système ont par ailleurs omis de prendre en considération la question de l’évolution du marché. « Or c’est le marché qui détermine le secteur, fait remarquer un économiste. Et il a changé ces dernières années, tout comme ses acteurs. Les négociants ne sont plus les mêmes et n’utilisent plus les mêmes méthodes qu’avant. Les entreprises européennes, très présentes autrefois, basaient tout sur l’exploitation d’une ou de deux essences et n’exportaient presque que vers l’Europe. Ce modèle économique est aujourd’hui dépassé. On assiste à une diversification des essences sur le marché, qui s’est déplacé vers l’Asie. »
Postulats erronés, résultats désastreux
« Dans certaines zones, comme le sud-est du Cameroun, le modèle d’aménagement reste pertinent. Certaines concessions pourraient techniquement tenir : elles sont grandes, il y a encore pas mal d’arbres commercialisables et peu de populations qui rentrent dedans. Le modèle peut encore y fonctionner trente ou quarante ans », pense Guillaume Lescuyer. Mais après ? « Les plans d’aménagement n’ont été qu’un sauf-conduit donné aux forestiers pour qu’ils continuent le même système de coupe » jusqu’à épuisement de la ressource, juge pour sa part un ingénieur forestier camerounais. « Les opérateurs sont venus s’enrichir et puis sont partis, laissant la misère derrière eux », regrette un autre.
C’est ce que répètent depuis trente ans des activistes et quelques scientifiques : l’exploitation industrielle, qu’elle soit sélective ou non, ne peut maintenir les forêts tropicales en place, elle constitue généralement la première étape avant la conversion des terres pour un usage agricole, et elle n’apporte aucun développement6. « L’exploitation durable des forêts tropicales, ce n’est rien de plus qu’un slogan », critiquait en 2014 le célèbre botaniste français Francis Hallé. Lorsqu’une multinationale forestière part, ajoutait-il, « les habitants ont perdu leur travail et le pays a perdu sa forêt »7.
En 2015, ce scientifique cosignait avec des ONG une déclaration affirmant que le modèle d’exploitation industrielle « durable » soutenu par la France en Afrique centrale se fondait sur des « postulats erronés et avait des résultats désastreux ». Le Groupe d’évaluation indépendant (IEG) de la Banque mondiale avait peu ou prou tenu le même propos deux ans plus tôt, constatant que la réforme du secteur forestier au Cameroun n’avait pas permis de réduire la pauvreté.
« Ce qui est arrivé à Rougier va arriver dans les cinq prochaines années aux autres, c’est irrémédiable dans un contexte où les objectifs financiers priment. On va assister à l’abandon des UFA », prédit un spécialiste.
Fuite en avant
Actuellement, l’exploitation se fait de plus en plus en dehors des UFA. Le nombre de « ventes de coupe », des permis d’exploitation à court terme basés dans des zones de forêt qui ne nécessitent aucun plan d’aménagement et auxquels sont associées de nombreuses pratiques illégales, se multiplient, attribuées de manière floue par les autorités. Et l’intensité de l’exploitation semble avoir augmenté. À certains endroits, « on n’est plus à un ou deux arbres coupés par hectare, mais à sept ou huit », relève un expert. « À ce rythme, la contribution du secteur au PIB(actuellement de 4 %) va baisser d’ici à cinq ans et il n’y aura plus besoin d’avoir un ministère des Forêts », prévient un autre.
Malgré cela, le gouvernement camerounais continue de créer de nouvelles UFA, étendant ainsi les superficies ouvertes à l’exploitation, et attribue des concessions dégradées à des opérateurs qui finissent d’épuiser leurs ressources, avant leur transformation en concessions foncières pour le développement de plantations agro-industrielles – un processus déjà observé en Asie du Sud-Est.
Questionnée sur son appréciation de la situation camerounaise, la Banque mondiale récite le même catéchisme, soulignant qu’elle « soutient les efforts des pays en matière de gestion durable des forêts, qui mettent l’accent sur l’amélioration des résultats en matière de développement pour les communautés locales, ainsi que sur l’amélioration de la conservation de la biodiversité ». Quant à la France, elle concentre ses efforts sur la République démocratique du Congo (RDC), pour laquelle l’AFD a conçu et cofinance un « programme de gestion durable des forêts » de 16 millions d’euros, avec l’Initiative pour la forêt de l’Afrique centrale (CAFI) et l’État congolais. La logique de soutien à l’industrie forestière reste la même : « La seule façon de préserver la forêt est de lui donner une valeur économique et donc de développer l’exploitation forestière de façon encadrée », expliquait en 2018 Christophe Du Castel, chargé de projet Développement durable à l’AFD.
« S’asseoir et tout revoir »
Il faut dire que la demande en bois est forte, qu’elle soit locale, régionale ou internationale. Et toutes les tendances montrent qu’elle va augmenter, indique Plinio Sist. Ce chercheur fait partie de ceux qui plaident pour « couper moins » les forêts tropicales et les laisser reposer plus longtemps.« Il est urgent de développer et de promouvoir d’autres systèmes de production de bois. Cela signifie qu’il faut s’intéresser à la sylviculture des forêts dites “dégradées”, aux forêts secondaires, aux agroforêts et aux plantations », ajoute-t-il.
« Il faut réfléchir à des alternatives et partir des pratiques réelles, plutôt que d’avoir un modèle d’aménagement imposé par le haut, depuis Washington, Paris, Yaoundé ou autre, et qui est voué à échouer. On pourrait promouvoir une exploitation du bois à petite échelle, s’appuyer sur les filières et sur les compétences locales, promouvoir l’agroforesterie, reconnaître les droits coutumiers communautaires et individuels, faire un aménagement intégré des espaces forestiers à la portée des acteurs locaux et en lien avec leurs intérêts… », détaille Guillaume Lescuyer.
Ne plus voir les forêts tropicales uniquement comme une réserve de bois d’œuvre, compter davantage sur les communautés locales pour les protéger, mais aussi augmenter le prix des bois tropicaux, en faisant en sorte qu’il prenne en compte tous les services environnementaux indispensables rendus par les forêts : tout cela pourrait permettre de faire baisser la tension sur ces écosystèmes fragiles, soutiennent depuis plusieurs années des scientifiques et des activistes.
Au Cameroun, qui fait partie des États où l’augmentation de la déforestation entre 2021 et 2022 a été le plus forte selon l’université du Maryland, « l’urgence est d’évaluer l’aménagement forestier, il faut s’asseoir et tout revoir », martèle un ingénieur forestier.
- Boone, C., Arliguié, U., Vauchel, E., Eba’a Atyi, R., Guizol, P., Mbonayem, L. « Les financements pour les forêts dans les pays de la COMIFAC : cartographie des flux de financement globaux, français et allemands destinés au soutien du secteur forestier et environnemental en Afrique centrale », CIFOR, 2019.
- On parle d’empiètement quand il y a une occupation partielle des UFA par, par exemple, des populations qui y développent des cultures agricoles, récoltent du bois, pratiquent la chasse, etc.
- Alain Karsenty, « La crise de la filière européenne du bois tropical en Afrique centrale », Willagri, 2018.
- Cerutti, P.O., Nasi, R., Tacconi, L. « Sustainable forest management in Cameroon needs more than approved forest management plans », Ecology and Society 13 (2) :36, 2008.
- E. M. Ambombo Onguene, J. B. Ngodo Melingui, A. C. Pial, A. Mbarga Bindzi, D. C. Mossebo « Dynamique de la régénération naturelle des essences commerciales sur les routes secondaires de différents âges de l’UFA 09-003 (Djoum, Cameroun) », International Journal of Biological and Chemical Sciences, juin 2018.
- Barbara Zimmerman et Cyril Kormos, « Prospects for Sustainable Logging in Tropical Forests ». BioScience 62 : 479–487.
- Francis Hallé, Plaidoyer pour la forêt tropicale, Actes Sud, 2014.