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Article Publication logo mars 15, 2023

Dans le désert, la sécheresse pousse les éleveurs vers la pêche, exerçant une pression sur les populations de poissons

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A person walks their animals through a rural street at sunset
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How do former pastoralists still perceive the wealth and social hierarchy that animals signify for...

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Pêcheurs à l'aube se dirigeant vers le lac Turkana. Image de Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.
  • Alors que la sécheresse se poursuit dans le nord du Kenya, de plus en plus d’éleveurs éprouvent des difficultés à maintenir leur bétail en vie. Ils se tournent donc vers la pêche dans le lac Turkana, le plus grand lac désertique du monde.
  • Toutefois, les écologistes, les autorités de la pêche et certains pêcheurs s’inquiètent que la potentielle surpêche et les pressions accrues sur les populations de poissons provoquent l’effondrement des stocks et de l’écosystème du lac.
  • L’utilisation croissante d’équipements de pêche illégaux tels que des filets à mailles fines, qui capturent des poissons de petite taille dans les zones de frai peu profondes, et l’existence d’un réseau de contrebande de tilapia qui draine le lac par tonnes sont également source de préoccupation pour les autorités.
  • Bien qu’aucune étude n’ait encore été menée pour évaluer les populations de poissons, certains écologistes et pêcheurs demandent une meilleure application de la réglementation afin de maintenir les moyens de subsistance à flot.

TURKANA WEST, KENYA — Sur la plage de Kaito, sur la rive ouest du lac Turkana, le soleil de fin de matinée est déjà brûlant. Un groupe de villageois, principalement des femmes, se réunissent autour de bateaux amarrés après une pêche de nuit. Ils sont occupés à évider et à laver les prises tandis que de jeunes hommes trient les filets presque transparents en prévision de la sorte du lendemain. Non loin, des enfants et plusieurs portées de chiots s’amusent dans les eaux peu profondes. Mais sous cette effervescence se cache une certaine anxiété teintée de morosité : aujourd’hui, les poissons remplissent à peine quelques paniers.

« C’est tout ce que nous avons », déplore Teresa Ekutan, une pêcheuse âgée de 24 ans. « C’est loin de suffire pour nourrir tout le monde. »

Lochampa Ekingol confirme : depuis quelques semaines, les prises se font rares. À 32 ans, elle vit avec ses sept enfants dans l’une des nombreuses akai akamatei (huttes de paille), à quelques pas de la rive. En 2017, elle a choisi de quitter sa vie de pasteure et sa maison à Lowarengak, à deux heures de marche sur des routes sablonneuses sous une chaleur écrasante, pour se rapprocher du lac et devenir pêcheuse. L’intense sécheresse qui sévit au Kenya et dans la Corne de l’Afrique, menaçant des millions de vies humaines et animales, a poussé un nombre croissant d’éleveurs, dont la cinquantaine de villageois accompagnant Mme Ekingol, à changer de mode de vie pour pêcher dans le plus grand lac désertique au monde.

Attirés à la fois par l’eau et les poissons qu’elle contient, les villageois font partie de l’industrie de la pêche florissante de Turkana. Mais les écologistes, les autorités et les pêcheurs eux-mêmes sont préoccupés par les populations de poissons face à la possible surpêche, l’utilisation d’équipements de pêche illégaux et l’existence d’un réseau de contrebande. Bien qu’il soit difficile d’évaluer avec précision les effectifs de poissons, les pêcheurs ont remarqué une baisse du nombre de prises ces dernières semaines.


Des pêcheurs trient les filets qu’ils se partagent près du delta de la rivière Turkwel, sur les rives ouest du lac. Image par Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.

Près du delta de la Turkwel, qui alimentait le lac Turkana avant que la sécheresse ne la tarisse, les poissons salés et séchés au soleil de la communauté sont prêts à être vendus. Image par Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.

Le Kenya et la Corne de l’Afrique ont été ravagés par cinq saisons des pluies défaillantes successives. Mais même avant la sécheresse, plusieurs des 20 têtes de bétail de Mme Ekingol se portaient mal en raison du stress thermique et de la famine. Elle a donc vendu les animaux restants pour financer son voyage et se joindre à l’économie de la pêche florissante de la région.

« La communauté de Turkana a une expression qui dit que “le lac est notre shamba”, ce qui se traduit plus ou moins par “le lac est notre ferme” », explique John Malala, chercheur au Kenya Marine and Fisheries Research Institue (KMFRI) basé à Kalokol, à environ 60 km de la plage de Kaito. « Se tourner vers la pêche pour survivre et nourrir leur famille durant les sécheresses est un mécanisme d’adaptation. »

Alors que les conditions environnementales s’intensifient, même les plus résilients des pasteurs ont été poussés au-delà de leurs limites. Le gouvernement kenyan a récemment enregistré 2,5 millions de décès de bétail. Selon le Short Rains Assessment Report de 2022, la part de la population dans une situation d’insécurité alimentaire aigüe a atteint un pic à raison de 4,4 millions de personnes. Les agences météorologiques ne sont pas optimistes quant à un changement prochain de cette tendance. Bien que les conditions météorologiques futures soient incertaines, le consensus veut que les précipitations inférieures à la moyenne se poursuivent pendant la saison des pluies de mars à mai 2023, période la plus critique pour l’Afrique de l’Est.


Image courtoisie de Mongabay. Kenya, 2023.

Selon Patricia Nying’uro, climatologue à l’agence météorologique du Kenya, si la sécheresse actuelle a plusieurs causes, les conditions négatives découlant de La Niña sont un facteur majeur. Ce refroidissement périodique à grande échelle des températures de surface dans l’océan Pacifique, explique-t-elle à Mongabay, entraîne des indices négatifs tels qu’une sécheresse prolongée.

Les éleveurs, en particulier ceux habitués aux conditions difficiles et arides, ont toujours eu de bonnes capacités d’adaptation, affirme Samuel Derbyshire, anthropologue à l’université d’Oxford se spécialisant dans le pastoralisme en Afrique de l’Est. Ils complètent leur principal moyen de subsistance, l’élevage, par tout ce qui peut être utile, qu’il s’agisse de cultiver du sorgho dans les plaines inondables saisonnières ou de pêcher pour enrichir le régime alimentaire de la famille. C’est la beauté de la fluidité du pastoralisme, dit-il. Mais cette fois-ci, il n’est pas certain que cet écart vers la pêche soit temporaire.

Pour les Turkana, le groupe ethnique dominant dans le comté, leurs animaux ne sont pas uniquement un moyen de subsistance : ils sont une partie intégrante de leur identité culturelle. Il s’agit d’une relation célèbre, décrite comme une « dépendance excessive » dans un rapport de l’International Institute of Social Studies. Encore maintenant, les dromadaires et le bétail sont au cœur de la plupart des institutions sociales des Turkana telles que les rituels autour du mariage ou de la naissance.

« Lorsqu’une communauté veut se marier, elle doit aller chercher du bétail dans une autre communauté », explique Kevin Obiero, directeur de centre et chercheur au KMFRI. « Le bétail c’est la fierté, le poisson c’est l’économie de marché. Considérant les circonstances environnementales, la pêche est sous le feu des projecteurs grâce à l’argent qu’elle rapporte. »


Le marché aux bestiaux quotidien de Lodwar est un centre d’affaires du comté de Turkana. Image par Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.

Poissons précaires, moyens de subsistance précaires

Namunio Lakadengoi, 48 ans et originaire de Lowarengak, a déménagé sa famille à Kaito il y a six ans à cause de la sécheresse. Il était considéré comme relativement riche, avec quatre dromadaires, 32 bovins et plus de 150 chèvres. Mais alors que ses bêtes ont commencé à tomber malades et à mourir, il a décidé de vendre celles qui restaient et d’utiliser l’argent pour acheter dix filets, qui sont partagés avec la communauté à Kaito. Il a appris à pêcher de son grand-père et confie qu’il ne voulait pas laisser ses animaux, mais qu’il n’avait pas vraiment le choix.

« La vie était trop dure », soupire-t-il en regardant les bâches sur lesquelles des tilapias et des perches du Nil sèchent au soleil.

Selon Maurice Obiero, coordonnateur de la station du KMFRI à Kalokol, l’impact des pressions accrues exercées par la pêche sur les populations de poissons n’est pour l’instant pas clair. D’après les résultats du KMFRI, en 2021, le total des prises capturées dans le lac était estimé à 13 000 tonnes métriques, pour une valeur de 10 millions de dollars, un joli montant pour Turkana, qui est l’un des comtés les plus pauvres du Kenya. La hausse surprenante du niveau de l’eau du lac Turkana ces dix dernières années a étendu l’accès des pêcheurs à de nouvelles aires de pêche.


Lever de soleil depuis la rive ouest du lac Turkana. Comme d’autres étendues d’eau de la vallée du Rift, le lac a débordé ces dix dernières années. Image par Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.

« Historiquement, la montée des eaux du lac Turkana est liée à une augmentation des populations de poissons, puisque les inondations créent plus de zones de frai. Bien sûr, il est difficile d’estimer les nombres exacts, mais plus d’eau signifie généralement plus de prises », explique M. Malala.

Il y a présentement 68 espèces de poissons connus dans le lac Turkana, qui compte également trois parcs nationaux où se trouvent les aires de reproduction du crocodile du Nil (Crocodylys niloticus) et de l’hippopotame (Hippopotamus amphibious). M. Malala soupçonne cependant que ses eaux abritent quelques espèces de poissons qui n’ont pas encore été décrites par la science. Entre 15 et 22 espèces, dont le tilapia (Oreochromis niloticus), la perche du Nil (Lates niloticus, aussi appelée ijii dans la langue locale) et le tiir (Synodontis schall, une espèce de silure) présentent une valeur économique élevée et sont vendues jusqu’en Ouganda et en RDC.

Les écologistes et le KMFRI s’avouent inquiets du nombre de pêcheurs qui introduisent et utilisent des filets monofilaments en fil de pêche dans le lac. La loi de 2016 sur la gestion et le développement des ressources halieutiques a prohibé l’usage de filets au maillage inférieur à 45 mm maille étirée, car ils attrapent les jeunes poissons (alevins), en particulier dans leurs zones de frai peu profondes facilement accessibles aux pêcheurs. La population d’une espèce de poisson peut ainsi être réduite puisque les individus sont pêchés avant qu’ils n’aient eu la possibilité de frayer, perturbant le cycle de reproduction. Toute forme de pêche de poissons trop petits est également interdite dans le pays. Lors de sa visite de la région, Mongabay a pu constater l’utilisation de filets au maillage fin le long de la rive de Kaito.

« C’est un équipement de pêche destructeur, notamment lorsque des maillages fins sont employés. En outre, l’abandon des vieux filets sur le rivage pollue. Puisque c’est du nylon fin ou un autre plastique, s’il se retrouve dans l’eau, il continuera à capturer et blesser les poissons », explique M. Malala, chercheur au centre KMFRI de Kalokol, à Mongabay.


Des poissons séchés présentés sur un étal pour être vendus dans un marché érigé en 2011 près du marché aux bestiaux de Lodwar. Image par Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.

Le lac Turkana est également devenu le centre névralgique d’un réseau de contrebande de tilapia très lucratif qui s’étend au-delà des frontières du Kenya. D’après une enquête menée par les autorités, chaque semaine, au moins trois camions contenant 300 bales de tilapia, pour un poids total de 60 tonnes, quittent le nord du Kenya. Kalokol, où se trouve la branche du KMFRI, est l’épicentre de l’opération conduite par des intermédiaires et des fonctionnaires corrompus. À cause d’un manque de financement, les plages locales ne sont pas suffisamment contrôlées pour garantir la conformité aux lois sur la gestion des ressources halieutiques.

Le Kenya Marine and Fisheries Research Institute craint que l’écosystème du lac et les populations de poissons soient face à un possible effondrement.

Joseph Kasuti, directeur adjoint au département des pêches du Kenya, qui développe et contrôle la conformité aux lois sur la pêche, explique à Mongabay que les pêcheurs préfèrent utiliser des filets fins bien qu’il existe des contrôles pour prévenir la capture de poissons immatures. Les coupables sont arrêtés et jugés, les filets confisqués, enregistrés et parfois brûlés, avec l’autorisation des tribunaux locaux, pour éviter toute nouvelle contrebande. Le nombre de filets confisqués n’a pas été communiqué à Mongabay.

Immanuel Eregae, originaire de Lowarengak, fait partie des pêcheurs de subsistance qui condamnent l’usage de filets fins qui empêchent la maturation de futurs bancs sains et mettent en péril leur nouveau moyen de subsistance. Les pêcheurs ont déjà constaté l’inquiétante réduction du nombre de prises ces dernières semaines. Mais d’autres, lorsqu’ils pêchent des poissons plus petits, utilisent des filets toujours plus fins dans l’espoir d’attraper quelque chose.

« Que restera-t-il à l’avenir si on utilise des filets aussi fins ? » réprimande-t-il les jeunes garçons qui trient les équipements incriminés.


Un jeune garçon regarde les eaux du lac Turkana depuis la plage de Lochilet. Alors que la chaleur de la journée se dissipe, les communautés se réunissent sur les rives pour se laver, faire leur lessive et socialiser. Image par Kang-Chun Cheng. Kenya, 2023.

Une myriade d’autres facteurs est susceptible d’avoir un impact sur la population de poissons du lac et sur le nombre réduit de prises. Il est cependant difficile d’établir des liens en raison du manque de données et d’attention portée à la recherche. Selon Natasha Gownaris, chercheuse en sciences de la mer au Gettysburg College, les crues saisonnières de la rivière Omo, en Éthiopie, qui se jette dans le lac, y apportent de la nourriture et des nutriments, permettent aux poissons de savoir quand se reproduire et migrer. La construction du barrage Gilgel Gibe III en Éthiopie, voisine septentrionale du Kenya, a réduit les flux de ces crues en aval, affectant potentiellement les populations de poissons, dit-elle.

Malgré les incertitudes et les changements de modes de vie, Kevin Obiero perçoit l’attachement émotionnel des Turkana à leur bétail comme indéfectible. « Trente dromadaires sont très différents de 30 bales de poisson », dit-il. « La valeur d’un animal est incomparable à celle d’un poisson ou de l’argent. »

Traduit par Julie Guillaume.

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